
La contestation de lâinterventionnisme saoudien au YĂ©men ne sâexprime pas toujours trĂšs franchement chez les YĂ©mĂ©nites. La raison en est souvent la peur dâĂȘtre assimilĂ© aux Houthis ou la conviction quâil nây a pas dâautre solution que lâaide du voisin du Nord pour contenir leur montĂ©e en puissance.
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 A la surprise gĂ©nĂ©rale, dans la nuit du 25 et du 26 mars 2015, l’opĂ©ration militaire appelĂ©e  »tempĂȘte dĂ©cisive » menĂ©e contre le YĂ©men rallie dix pays, essentiellement du monde arabe, et est dirigĂ©e par l’Arabie saoudite. Un accord semble avoir Ă©tĂ© trouvĂ© entre les diffĂ©rentes parties puisque le 21 avril 2015 l’Arabie saoudite annonce la fin de l’attaque soit de la premiĂšre Ă©tape de l’intervention Ă©trangĂšre et ouvre une seconde phase,  »Retour de l’espoir ».
L’Arabie saoudite justifie son attaque par le fait qu’elle rĂ©pond Ă la requĂȘte du prĂ©sident Ă©lu, Abdu Rab Mansur Hadi, et s’appuie sur le soutien de la population yĂ©mĂ©nite qui, elle-mĂȘme, supporterait une telle action. L’ambition de l’opĂ©ration  »TempĂȘte dĂ©cisive » est de libĂ©rer le YĂ©men de l’expansion des Houthis ! Est-ce que ce sont lĂ des arguments suffisants et viables qui empĂȘcheraient toute discussion sur le bien-fondĂ© de cette opĂ©ration militaire ?
Il est difficile de dĂ©crire les sentiments des YĂ©mĂ©nites face Ă l’attaque menĂ©e pendant une pĂ©riode de presque un mois. Les positions sont partagĂ©es mais l’opposition, refusant d’ĂȘtre assimilĂ©e aux Houthis qui dĂ©noncent cette agression, semble poussive et incapable de crĂ©er un discours critique indĂ©pendant de ces derniers.
Est-ce que cette opposition timide des YĂ©mĂ©nites eux-mĂȘmes Ă l’opĂ©ration militaire expliquerait l’absence ou le peu de dĂ©bats sur le bien-fondĂ© de cette derniĂšre? En effet, dans d’autres contextes, une telle action, conduite sans sommation prĂ©alable ou nĂ©gociation, aurait au moins engendrĂ© des prises de positions divergentes dans le pays ciblĂ© ou de la part de la communautĂ© internationale, ce qui ne fut pas le cas, ou alors de maniĂšre trĂšs marginale, au YĂ©men. Quelles sont les positions des uns et des autres ?
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Les Houthis et Ali Abdallah Saleh: opposition de principe contre l’opĂ©ration tempĂȘte dĂ©cisive
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Rien de plus normal que les Houthis s’opposent Ă l’attaque puisqu’ils en sont la cible. Les fidĂšles houthis, conduits par Abdel Malek Al Houthi, dĂ©noncent une agression dirigĂ©e par une alliance diabolique et ancienne entre l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et IsraĂ«l. Pour certains, il s’agit d’une guerre de religions, chrĂ©tiens et juifs s’alliant contre les musulmans.
Pour comprendre cette position des Houthis, il est important de rappeler la posture d’Abdel Malek Al Houthi. Dans ses discours datant notamment de l’entrĂ©e des Houthis dans la capitale, Sana’a, en septembre 2014, le leader de ce mouvement se place comme le porte-parole du peuple yĂ©mĂ©nite qu’il entend libĂ©rer de la terreur et de l’instabilitĂ© engendrĂ©e par les terroristes d’Al Qaeda, le dĂ©livrer de l’oppression et de la corruption qu’ils subit, et lutter contre la pauvretĂ©. Ainsi, les Houthis s’arrogent cette mission de libĂ©rateurs. Or, l’Arabie saoudite adopte un discours similaire, dĂ©sirant libĂ©rer le pays de l’emprise d’envahisseurs tĂ©lĂ©commandĂ©s par l’Iran.
L’opĂ©ration  »TempĂȘte dĂ©cisive » n’a eu, sans aucun doute, d’autre effet que d’exacerber ‘une certaine  »identitĂ© houthie » entraĂźnant chez certains membres de ce mouvement des rĂ©actions agressives et accentuant une certaine intolĂ©rance face Ă tout discours critique envers les positions dâAbdel Malek Al Houthi. Une des illustrations en est les actes de violences dont certains membres de la communautĂ© soudanaise ont Ă©tĂ© victimes. Etonnante rĂ©action de certains Houthis alors que les liens entre le YĂ©men et le Soudan sont anciens et forts. Le respect des YĂ©mĂ©nites pour les Soudanais prend notamment ses racines dans les annĂ©es soixante-dix, lorsque ces derniers furent parmi les tous premiers enseignants (avec les Egyptiens) dans les toutes nouvellement Ă©coles publiques construites au YĂ©men. Les mariages soudan-yĂ©mĂ©nites se pratiquent depuis des annĂ©es et les Ă©changes commerciaux sont historiquement importants.
Les ressortissants Ă©trangers des pays arabes participant Ă la coalition (comme le Soudan ou la Jordanie) vivant au YĂ©men sont, dans les premiers jours de l’attaque et avant leur dĂ©part du YĂ©men, victimes de certains actes de violence de la part des Houthis. Les Soudanais sont parmi les plus visĂ©s, leur nombre Ă©tant Ă©galement plus consĂ©quent que celui des autres communautĂ©s arabes.
Concernant les partisans de l’ancien prĂ©sident, Ali Abdallah Saleh, leur posture est semblable Ă celle des Houthis. Ils condamnent l’agression. Cependant, Ă la diffĂ©rence d’Abdel Malek Al Houthi, Ali Abdallah Saleh propose trĂšs rapidement dĂšs le dĂ©but de l’opĂ©ration militaire de nĂ©gocier.Â
Positions divergentes entre les partis politiques ?
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Parmi les partis politiques, seul Al-Islah (qui rassemble les FrÚres musulmans, les chefs de tribus et les salafistes-islamistes) déclare soutenir officiellement la Coalition et ainsi se rallier au président élu, Abdu Rab Mansur Hadi. Une telle position entraßne une réaction radicale de la part des Houthis. Le lendemain de la déclaration, le 3 avril 2015, ils dissolvent la structure politique, puis le jour qui suit, ils enlÚvent plus de 130 leaders et hauts dignitaires de ce parti.
Sans condamner officiellement l’opĂ©ration militaire menĂ©e par l’Arabie saoudite et ainsi affirmer leur alliance avec le prĂ©sident Ă©lu, le Parti socialiste yĂ©mĂ©nite et le parti nassĂ©rien rĂ©clament l’arrĂȘt immĂ©diat du conflit armĂ©. Cette absence de position claire contribue Ă renforcer cette idĂ©e que les partis ne s’opposent pas ou de maniĂšre timide Ă lâattaque.
Une telle ambiguĂŻtĂ© est Ă©galement alimentĂ©e par la posture quâadoptent certaines personnalitĂ©s politiques. Il en est ainsi de Yassin Said Naoman, ancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Parti socialiste yĂ©mĂ©nite, politicien respectĂ© et influent dans le pays. Dans un Ă©crit datant du 17 avril 2015, il ne condamne pas l’opĂ©ration militaire menĂ©e par l’Arabie saoudite mais accuse l’ancien prĂ©sident Ali Abdallah Saleh d’ĂȘtre l’instigateur des diffĂ©rents conflits armĂ©s dont sont le théùtre de nombreuses rĂ©gions du pays (Aden, Dhale’, Taiz, Sana’a, entre autres) – faisant fi de la participation des Houthis Ă ce conflit. Par ailleurs, il soutient la rĂ©solution des Nations unies affirmant qu’elle permettra de  »mettre fin aux tueries ».
Du cĂŽtĂ© des journalistes, depuis les premiers jours de l’opĂ©ration militaire, souvent les positions sont clairement exprimĂ©es : ils condamnent l’agression menĂ©e par l’Arabie saoudite. Pourtant, leurs Ă©crits restent plutĂŽt discrets et peu incisifs comme s’il Ă©tait difficile de critiquer cette attaque sans ĂȘtre identifiĂ© comme supporteur du mouvement houthi. Ils semblent comme paralysĂ©s par les Ă©vĂ©nements. Ainsi, aucune campagne mĂ©diatique n’est menĂ©e contre l’attaque.
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Et… le reste de la population
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La position des YĂ©mĂ©nites vivants dans le pays diverge et change au cours du dĂ©roulement de l’attaque. Ainsi, au dĂ©but de l’opĂ©ration militaire, certaines manifestations, comme dans la ville de Taiz, s’expriment en sa faveur. D’autres YĂ©mĂ©nites semblent dĂ©chirĂ©s entre la volontĂ© de mettre fin Ă l’ascension du mouvement houthi et la dĂ©sapprobation de l’intrusion du voisin saoudien avec lequel les relations sont tendues. En effet, les Saoudiens considĂšrent les YĂ©mĂ©nites comme un peuple arriĂ©rĂ©, indomptable et volatile.
Depuis ces cinquante derniĂšres annĂ©es lâArabie saoudite tente de dominer son voisin encombrant. Ainsi, l’opĂ©ration militaire est-elle vue par nombre de YĂ©mĂ©nites comme une nouvelle tentative de domination du voisin saoudien mais ils ne semblent pas non plus entrevoir d’autres issues pour combattre le mouvement houthi. Dans les rĂ©seaux sociaux, les internautes sont partagĂ©s mais les Ă©crits dĂ©nonçant l’attaque s’expriment et certaines campagnes contre celle-ci sont suivies.
L’accumulation des victimes, notamment civiles, la dĂ©gradation des conditions de vie (absence d’eau, d’Ă©lectricitĂ©, de carburant etc.), la lassitude face Ă l’intensitĂ© quotidienne des bombardements et la poursuite d’une attaque dont l’aboutissement reste obscure sont autant de facteurs qui font qu’une partie de l’opinion publique commence Ă questionner le bien-fondĂ© de l’opĂ©ration militaire de la Coalition menĂ©e par lâArabie saoudite.
La position des YĂ©mĂ©nites vivant Ă l’Ă©tranger, souvent en Europe, aux Etats-Unis (Canada), est claire et ils s’opposent catĂ©goriquement Ă l’attaque et organisent des manifestations. Cette catĂ©gorie de YĂ©mĂ©nites ne semble pas craindre leur assimilation Ă la position des Houthis.
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Silence de la communauté internationale
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Etonnante est la quasi-unanimitĂ© sur l’agression du YĂ©men au sein de la communautĂ© internationale. En effet, seul l’Iran (et, dans une certaine mesure la Russie, son alliĂ©) dĂ©nonce l’attaque menĂ©e par l’Arabie saoudite. Dans les pays du monde arabe, il n’y a guĂšre que l’AlgĂ©rie qui refuse de se rallier Ă la Coalition menant l’opĂ©ration militaire et exprime ses fortes inquiĂ©tudes concernant cette action redoutant une intensification de la violence.
Le 26 mars 2015, la CommunautĂ© europĂ©enne dĂ©clare que l’opĂ©ration militaire ne peut ĂȘtre une rĂ©ponse et s’inquiĂšte des consĂ©quences rĂ©gionales d’une telle action, sans la condamner catĂ©goriquement et sans se poser comme mĂ©diatrice ou proposer une solution concrĂšte pour mettre fin au conflit. Certains pays de la CommunautĂ© europĂ©enne, adoptent une position diffĂ©rente, comme la France ou l’Allemagne, qui expriment leur soutien face Ă l’agression.
Le 14 avril 2015 le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies adopte la rĂ©solution (2216) sans trouver d’opposition mĂȘme de la part de la Russie qui s’abstient au moment du vote. Le texte illustre le ralliement de tous Ă l’intrusion saoudienne. Ainsi, cette rĂ©solution dĂ©signe comme agresseur les Houthis (et non Ali Abdallah Saleh) et sanctionne le chef de ce mouvement ainsi que Ahmed Ali, le fils de l’ancien prĂ©sident Ali Abdallah Saleh. Changement de cap ?
Le 16 avril 2015, au lendemain de la dĂ©mission de Gamal Ben Umar (l’envoyĂ© spĂ©cial des Nations unies au YĂ©men), Ban Ki Moon, rĂ©alisant (enfin !) que la situation humanitaire est catastrophique rĂ©clame un cessez-le-feu de  »toutes les parties au YĂ©men ». Une maniĂšre de condamner l’agression saoudienne adoubĂ©e deux jours plus tĂŽt ?
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Fin de l’attaque ?
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A la surprise gĂ©nĂ©rale, l’Arabie saoudite annonce le 21 avril 2015 la fin de l’opĂ©ration  »TempĂȘte dĂ©cisive » qui aurait atteint son objectif. Pourtant, elle assure que « la coalition continuer[a] d’empĂȘcher les milices houthis de se dĂ©placer ou d’entreprendre des opĂ©rations Ă l’intĂ©rieur du YĂ©men » et que le blocus maritime du pays est maintenu.
Une telle dĂ©cision surprend tout le monde et questionne profondĂ©ment l’annonce de la fin de l’agression. D’ailleurs, les conflits dans les diffĂ©rentes rĂ©gions du pays se poursuivent, ainsi que les bombardements conduits par l’Arabie saoudite. Les YĂ©mĂ©nites semblent dubitatifs. Ils attendent…
A prĂ©sent, l’Arabie saoudite dĂ©clare l’ouverture d’une nouvelle phase, celle appelĂ©e  »Retour de l’espoir ». Tout naturellement, la question se pose de savoir Ă qui doit cette seconde Ă©tape procurer de l’espoir : Ă l’Arabie saoudite pensant que les diffĂ©rentes armes lourdes engrangĂ©es au YĂ©men ne peuvent plus ĂȘtre dirigĂ©es contre elle ? Aux Houthis et partisans d’Ali Abdallah Saleh qui, au lendemain de la fin des bombardements, occupent du terrain dans diffĂ©rentes rĂ©gions du pays (Taiz, Aden) ? A une certaine frange de la population yĂ©mĂ©nite qui devrait, enfin, bĂ©nĂ©ficier de l’aide humanitaire ? L’espoir d’un retour Ă une certaine dĂ©cence humaine ?
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Maggy Grabundzija vit Ă Sanaa. Elle est anthropologue. Elle a notamment publiĂ© YĂ©men, morceaux choisis d’une rĂ©volution (mars 2011 – fĂ©vrier 2012), Paris : L’Harmattan, fĂ©vrier 2015.