
Le capitalisme de rente actuel, rappelle lâauteur de cette contribution, « se caractĂ©rise par un retrait de lâĂtat de la sphĂšre productive â ââlibĂ©ralismeââ â et son cantonnement dans le double rĂŽle dâĂtat minimal assurant la sĂ©curitĂ© de la circulation Ă©conomique, ce qui l’a rendu plus rĂ©pressif ».
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Les gouvernements de l’Eurogroupe ont imposĂ© au gouvernement grec un certain nombre de mesures permettant, grĂące Ă des prĂȘts qu’ils lui accordent, d’opĂ©rer des transferts de richesse de la GrĂšce vers les autres pays, particuliĂšrement vers les institutions financiĂšres dĂ©tenant des crĂ©ances sur l’Ătat ou l’Ă©conomie grecs. Traduction : pour capturer de la richesse sur le peuple grec, on a utilisĂ© la souverainetĂ© des Ătats pour mettre sous protectorat un autre Ătat. Les rentiers financiers ont donc : 1) dĂ©lĂ©guĂ© aux Ătats le soin de mener cette capture ; 2) Ă©vitĂ© d’investir dans le systĂšme productif grec pour en tirer leurs profits. La souverainetĂ© des Ătats permet aujourd’hui de capturer de la richesse par dĂ©lĂ©gation et le fait mieux que la propriĂ©tĂ© de moyens de production, relĂ©guĂ©s, eux, dans des pays exotiques.
J’avais dans mon livre publiĂ© en 2012, Le Capitalisme de rente, dĂ©crit cette transformation dans les pays capitalistes dĂ©veloppĂ©s. J’y annonçais que la forme actuelle que prend le capitalisme, dominĂ© par la capture rentiĂšre, utilise davantage les ressources de la souverainetĂ© des Ătats, transformant ceux-ci en simples dĂ©lĂ©gataires des rentiers et relĂ©guant la propriĂ©tĂ© des moyens de production matĂ©rielle au deuxiĂšme plan.
Or, la principale source de rente est, aujourdâhui, la puissance monĂ©taire. Elle exige un statut Ă©minent indiscutable et indiscutĂ© par une affirmation de souverainetĂ©. Elle demande Ă se doter de moyens de pression garantissant lâordre monĂ©taire et le recours Ă des actions Ă©pisodiques pĂ©riodiques pour faire exemple. J’ai Ă©voquĂ© Ă ce sujet la pratique de la cryptie, utilisĂ©e par Sparte : organiser pĂ©riodiquement des raids terroristes contre leurs esclaves ilotes pour les soumettre et les dissuader de toute vellĂ©itĂ© de rĂ©volte. Or, que nous apprend M. Varoufakis, ancien ministre grec des finances ? Que M. SchĂ€uble, le ministre allemand, aurait voulu utiliser le cas grec pour terroriser le gouvernement français qui, lui aussi, fait face Ă un sĂ©rieux problĂšme de comptes publics. Selon lui, il viserait « lâĂtat-providence français, son droit du travail, ses entreprises nationales et considĂšre la GrĂšce comme un laboratoire de lâaustĂ©ritĂ©, oĂč le mĂ©morandum est expĂ©rimentĂ© avant dâĂȘtre exporté » (Le Monde, 22 aoĂ»t 2015).
De ce fait, si, dans le capitalisme industriel, la propriĂ©tĂ© des moyens de production matĂ©rielle Ă©tait recherchĂ©e par les uns et combattue par les autres (elle est au centre de la rĂ©flexion socialiste accompagnant la sociĂ©tĂ© industrielle), aujourdâhui, câest la souverainetĂ© sur lâĂ©conomie mondiale qui est recherchĂ©e. Elle procure, comme toujours, des rentes et devient un enjeu central. Dâun autre cĂŽtĂ©, lorsquâil sâagit de modifier le partage des rentes que permet la souverainetĂ©, les diffĂ©rents Ătats et groupes sociaux, rentiers ou protestataires, dĂ©laissent les ressources que procure la propriĂ©tĂ© des moyens de production pour renforcer les moyens de la souverainetĂ© ou revendiquer un meilleur accĂšs aux rentes quâelle procure.
Lâappui sur la capacitĂ© souveraine et sur la loi nĂ©cessite de la puissance. Celle-ci doit sâexprimer aussi bien au niveau international â garantir l’ordre monĂ©taire et la sĂ©curitĂ© des diffĂ©rentes circulations (monĂ©taire et autres) et contraindre les diffĂ©rents Ătats Ă les respecter et payer les intĂ©rĂȘts des dettes et autres droits Ă redevance (sur les logiciels, etc.). Les menaces ressenties ne viennent plus des conflits liĂ©s Ă la propriĂ©tĂ© des moyens de production mais de possibles atteintes Ă la souverainetĂ©.
Cet usage de la souverainetĂ© revient au premier plan. Il consiste Ă instrumenter de plus en plus lâĂtat lui-mĂȘme Ă des fins de prĂ©lĂšvement de richesses sur les populations. Le capitalisme de rente actuel se caractĂ©rise par un retrait de lâĂtat de la sphĂšre productive â « libĂ©ralisme » â et son cantonnement dans le double rĂŽle dâĂtat minimal assurant la sĂ©curitĂ© de la circulation Ă©conomique, ce qui l’a rendu plus rĂ©pressif, et dâĂtat endettĂ© prĂ©levant des impĂŽts pour payer des intĂ©rĂȘts Ă ses crĂ©anciers. Au lieu d’investir dans un pays et y possĂ©der des terres et usines, il suffit de l’endetter et dâutiliser la souverainetĂ© de son propre Ătat et en faire le dĂ©lĂ©gataire de la capture.
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(*) Ahmed Henni est professeur d’Ă©conomie Ă l’UniversitĂ© d’Artois, en France. Il a notamment publiĂ© Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (Non Lieu, Paris : 2007) et Le Capitalisme de rente : de la sociĂ©tĂ© du travail industriel Ă la sociĂ©tĂ© des rentiers (L’Harmattan, 2012).
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