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Idées

L’interminable procùs des anciens kadhafistes

Les inculpés au procÚs, session du 25 janvier 2015 (© Maryline Dumas).

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MalgrĂ© le chaos politico-judiciaire qui rĂšgne en Libye, les autoritĂ©s de Tripoli s’obstinent Ă  poursuivre le procĂšs des responsables de l’ancien rĂ©gime. Et toutes les deux semaines, les prĂ©venus passent devant leurs juges. Pourtant, tout avance bien lentement et les rumeurs les plus folles courent sur l’avenir des prĂ©venus, notamment celui du fils de Mouammar Kadhafi*.

 

 

DerriĂšre la grille noire, Abdallah Senoussi esquisse un signe de la tĂȘte Ă  l’intention des journalistes, ce 25 janvier 2015. Les visages lui sont Ă  prĂ©sent familiers : toutes les deux semaines, ou presque, se reproduit le mĂȘme scĂ©nario. D’abord, les journalistes disposent de trois minutes pour prendre en photo les trente anciens dirigeants de la Jamahiriya arabe libyenne1. En tenue bleue, ils ont, pour la plupart, perdu de leur splendeur. Senoussi, beau-frĂšre de Mouammar Kadhafi, apparaĂźt amaigri et la tĂȘte complĂštement rasĂ©e. Les visages des accusĂ©s sont fermĂ©s, vieillis et fatiguĂ©s : sont-ce les conditions de leur dĂ©tention ou l’ennui face Ă  cette Ă©niĂšme journĂ©e de procĂšs Ă  Tripoli ? L’audience dĂ©marre aprĂšs la sĂ©ance photo. Deux ou trois heures — pendant lesquels avocats, prĂ©venus et journalistes piquent parfois du nez —, puis une pause et enfin, l’annonce du renvoi, gĂ©nĂ©ralement quinze jours plus tard.

Le procĂšs des responsables de l’ancien rĂ©gime, renversĂ© en 2011, a officiellement commencĂ© le 14 avril 2013. Il continue, aprĂšs une pause lors des combats de l’étĂ© 2014, malgré l’instabilitĂ© politique et militaire qui rĂšgne dans le pays. Les chefs d’accusation ressemblent Ă  une longue litanie sans fin : assassinats, actes portant atteinte Ă  l’union nationale, pillages et sabotages, incitations au viol, recrutement de mercenaires africains
 La peine encourue est la mort.

 

Des accusés souvent absents

 

Outre Abdallah Senoussi, on trouve, parmi les accusĂ©s, quelques « stars » de l’époque de Khadafi : Baghdadi Ali Al-Mahmoudi, chef du gouvernement de la Jamahiriya (2006-2011), Bouzid Dorda, chef des renseignements extĂ©rieurs (2009-2011) et premier ministre (1990-1994), ou encore Seif Al-Islam Kadhafi, l’un des fils du dictateur dĂ©chu.

En septembre 2013, Sadik Al-Sour, chef du bureau du procureur, avait organisĂ© une confĂ©rence de presse Ă  la veille de la premiĂšre prĂ©-audience du procĂšs (session Ă©voquant uniquement les aspects techniques). Il avait apportĂ© avec lui les 4 000 pages de preuves retenues contre les inculpĂ©s. Ceux-ci Ă©taient alors au nombre de trente-huit selon le procureur. AprĂšs une quinzaine d’audiences, seuls trente accusĂ©s Ă©taient prĂ©sents lors de la derniĂšre session en date, celle du 25 janvier 2015.

Les raisons de ces absences sont tout aussi diverses que floues. En avril 2013, les juges apprenaient qu’un des prĂ©venus avait tout simplement Ă©tĂ© envoyĂ© en Tunisie pour se faire soigner. Il n’est jamais revenu en Libye. « Qui a donnĂ© son autorisation ? »,s’agaçait alors le procureur. Quelques minutes plus tard, alors qu’un autre prĂ©venu Ă©tait appelĂ©, son avocat expliquait : « Il est malade. Physiquement et mentalement. Je crois qu’il est mort en fait. Mais si ce n’est pas le cas, il le sera bientĂŽt. » Quatre autres hommes auraient Ă©tĂ© relĂąchĂ©s « par erreur ».

Le plus grand absent manque Ă  l’appel depuis l’étĂ© dernier. Seif Al-Islam Kadhafi n’a pas assistĂ© Ă  son procĂšs depuis la session du 22 juin. Avec trois doigts coupĂ©s et une dent cassĂ©e, il suivait alors la session grĂące Ă  une liaison satellite depuis Zintan. L’ancien jet-setteur est dĂ©tenu, comme un trĂ©sor de guerre, par cette ville de l’ouest libyen, depuis sa capture en novembre 2011 alors qu’il tentait de fuir la Libye.

 

Le « cas » seif al-islam

 

La Cour pĂ©nale internationale (CPI) demande l’extradition du fils Kadhafi depuis son arrestation. En dĂ©cembre 2014, elle a mĂȘme saisi l’ONU à ce sujet. Si elle a estimĂ© que la Libye Ă©tait capable d’offrir un procĂšs Ă©quitable Ă  Abdallah Senoussi, elle pense, au contraire, que ce n’est pas possible pour son neveu. Il faut dire que l’arrestation Ă  Zintan en juin 2012 de quatre employĂ©s de la CPI n’a probablement pas arrangĂ© le cas de la Libye dans cette affaire. Ces quatre personnes ont Ă©tĂ© accusĂ©es d’avoir tentĂ© de remettre Ă  Seif Al-Islam Kadhafi des documents visant Ă  l’aider Ă  s’évader. Elles ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©es aprĂšs trois semaines de dĂ©tention.

En attendant, le dauphin de Kadhafi serait toujours aux mains des Zintanis. La citĂ© bĂ©douine est, depuis juillet 2014, en pleine guerre contre Fajr Libya (« Aube de la Libye »), la coalition de brigades qui dirige Tripoli
 oĂč a justement lieu le procĂšs. Le conflit actuel pourrait donc ĂȘtre l’une des raisons de cette absence prolongĂ©e. Cependant, les rumeurs vont bon train au sujet de celui qui Ă©tait vu comme l’hĂ©ritier de Mouammar Kadhafi. Certains, comme Nicolas Beau avancent qu’il a Ă©tĂ© exfiltrĂ© du pays durant l’étĂ©. Fajr Libya accuse effectivement les Zintanis de s’ĂȘtre alliĂ©s aux anciens du rĂ©gime. Nombreux sont les Libyens qui pensent que Seif Al-Islam Kadhafi et les Zintanis ont un accord qui prendrait la forme d’une pension que le fils Kadhafi verserait en Ă©change de sa protection. En septembre 2014, un officiel affirmait pourtant que le quadragĂ©naire Ă©tait mort, durant l’étĂ©, suite Ă  une maladie. DĂ©claration dĂ©mentie rapidement par les autoritĂ©s. DĂ©but juin, une dĂ©lĂ©gation de l’ONU l’avait rencontrĂ© et trouvé « en bonne santĂ© Ă©tant donnĂ© la situation. »

 

Avocats et témoins peu empressés

 

Quoi qu’il en soit, les juges continuent d’appeler Seif Al-Islam Khadafi Ă  chaque dĂ©but de session. Le silence qui suit ne les perturbe pas. Ils ont d’autres prioritĂ©s, comme celle de trouver un avocat Ă  tout le monde. TĂąche difficile dans un pays oĂč dĂ©fendre des kadhafistes peut rapidement ĂȘtre assimilĂ© au fait d’ĂȘtre kadhafiste soi-mĂȘme. Le 27 avril 2013, Me Ali Dhouba annonçait Ă  la Cour qu’il ne souhaitait plus s’occuper de la dĂ©fense d’Al-Senoussi « pour des raisons de sĂ©curitĂ© ». Ce jour-lĂ , l’avocat boitait pour se rendre Ă  la barre. Il a toutefois refusĂ© publiquement d’établir le moindre lien entre sa blessure et son retrait. Dhouba reste le conseiller de Dorda et Baghdadi.

Le beau-frĂšre de Mouammar Kadhafi a finalement retrouvĂ© un avocat, Ibrahim Mohamed Abou Isha, deux mois plus tard. Et celui-ci, comme beaucoup d’autres, ne cesse de demander plus de temps pour lire les dossiers ou faire venir tel ou tel tĂ©moin. Le fait est que, pour l’instant, aucun tĂ©moin ne s’est dĂ©placĂ© jusqu’au tribunal situĂ© en plein cƓur de la prison d’Al-Adhba Ă  Tripoli. La plupart des personnes citĂ©es par les avocats sont actuellement en Tunisie ou en Égypte. Autrement dit, il s’agit de Libyens conscients de s’ĂȘtre trop « mouillĂ©s » avec l’ancien rĂ©gime pour revenir sereinement . Il est probable que peu d’entre eux accepteront de faire le voyage.

 

Plaider l’innocence

 

Les avocats ont tous choisi la mĂȘme stratĂ©gie : ils pointent les erreurs techniques de la procĂ©dure et plaident l’innocence de leurs clients. Me Dhouba affirme « croire en la justice libyenne »et avoir « les preuves et des tĂ©moins qui dĂ©montreront l’innocence » de ses clients. Lors de la sĂ©ance du 25 janvier 2015, deux avocats ont dĂ©fendu leurs clients en expliquant qu’ils obĂ©issaient aux ordres et aux lois de l’époque du pays. « Si les ordres Ă©taient criminels, ils ne devaient pas les suivre », a rĂ©pliquĂ© le procureur gĂ©nĂ©ral Sadik Al-Sour.

Les accusĂ©s se plaignent rĂ©guliĂšrement des conditions de leur procĂšs ou de leur dĂ©tention. Bouzid Dorda, chef des renseignements extĂ©rieurs sous Kadhafi, n’a jamais obtenu l’autorisation d’avoir un stylo et du papier pour prendre des notes lors des sessions. Certains de ses camarades affirment ne pas pouvoir rencontrer leur avocat rĂ©guliĂšrement. Ali Nourredine, l’un des avocats, reconnaĂźt n’avoir vu son client qu’une seule fois,« mais c’est suffisant » et juge les conditions du procĂšs« satisfaisantes ». Parmi les inculpĂ©s, Mabrouk Mohamed Mabrouk dit pourtant avoir Ă©tĂ© torturé « pour que j’avoue. » Un autre explique n’avoir Ă©tĂ© interrogĂ© qu’une seule fois, lors de son arrestation. Devant la Cour, les accusĂ©s nient tout crime et dĂ©douanent totalement Dorda, rĂ©guliĂšrement citĂ© comme le donneur d’ordre. Pourtant, ses codĂ©tenus le disent innocent, se contentant d’évoquer des « ordres du gouvernement », sans jamais donner de nom.

Il semble que dans les prisons de la nouvelle Libye, la fidĂ©litĂ© Ă  l’ancien rĂ©gime reste de mise. À moins que ce soit la peur.

 

Notes

 

1) NDLR. Pour mĂ©moire, nom officiel (en forme abrĂ©gĂ©e) de la Libye, de 1977 Ă  2011, sous le rĂ©gime politique de Mouammar Kadhafi. Jamahiriya est un nĂ©ologisme gĂ©nĂ©ralement traduit par « État des masses ».

 

*) Nous publions cette contribution avec l’aimable accord d’Orient XXI. Cliquez ici pour le lire sur ce site.

Journaliste indépendante, Maryline Dumas est basée en Libye depuis juin 2012. Elle travaille notamment pour La Tribune de GenÚve, la radio Deutsche Welle, le groupe de presse Est Bourgogne RhÎne-Alpes et Ouest-France. Elle a débuté sa carriÚre de pigiste au Soudan en 2011 et a coécrit avec Mathieu Galtier un livre sur le sujet :Expulsés du Soudan, After publishing, 2012.