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Opinions

L’avenir du capitalisme marocain se joue aussi en AlgĂ©rie

La fermeture des frontiĂšres terrestres maroco-algĂ©riennes prive le Maroc d’un marchĂ© florissant Ă  l’est.

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La campagne de Rabat pour l’ouverture des frontiĂšres terrestres maroco-algĂ©rienne a des motivations principalement Ă©conomiques. L’étroitesse du marchĂ© domestique et la dĂ©pendance des exportations de la situation financiĂšre dans les Etats de l’UE font lorgner les entreprises opĂ©rant au Maroc – qu’elles soient nationales ou Ă©trangĂšres – du cĂŽtĂ© du marchĂ© algĂ©rien. L’AlgĂ©rie peut promouvoir  avec son voisin occidental une coopĂ©ration qui ne nuise pas Ă  ses intĂ©rĂȘts et dont la normalisation frontaliĂšre, pour ainsi dire, est une condition nĂ©cessaire*.

 

 

Il ne passe pas un jour sans que la presse, au Maroc comme en AlgĂ©rie, n’évoque, d’une façon ou d’une autre, la question des frontiĂšres terrestres maroco-algĂ©riennes, fermĂ©es depuis 20 ans. On exagĂ©rera Ă  peine en affirmant que leur ouverture, rĂ©clamĂ©e plus d’une fois par le roi Mohamed VI, est devenue une prĂ©occupation majeure sinon une obsession des autoritĂ©s marocaines. En suscitant des pressions internationales directes et indirectes sur les autoritĂ©s algĂ©riennes, elles espĂšrent leur faire accepter le principe d’une normalisation frontaliĂšre totale, qui n’a jamais pu s’accomplir depuis l’indĂ©pendance de l’AlgĂ©rie, et, dans la foulĂ©e, les priver d’une de leurs cartes majeures dans le diffĂ©rend opposant les deux Etats sur l’avenir du Sahara occidental.

Depuis 1994, ces frontiĂšres n’ont Ă©tĂ© ouvertes qu’une seule fois, le 20 fĂ©vrier 2009, pour laisser passer un convoi humanitaire britannique en route pour la bande de Gaza. AprĂšs avoir Ă©tĂ© ravivĂ© par l’annulation de l’obligation de visa pour circuler entre les deux pays (par le Maroc en 2004 et l’AlgĂ©rie en 2005), l’espoir de leur rĂ©ouverture s’est de nouveau Ă©teint. Pour les autoritĂ©s algĂ©riennes, « cette question n’est pas Ă  l’ordre du jour » comme l’a rĂ©affirmĂ© le ministre des Affaires Ă©trangĂšres, Ramtane Lamamra, le 8 octobre dernier, dans une dĂ©claration Ă  la Radio publique.

La rĂ©ouverture des frontiĂšres terrestres algĂ©ro-marocaines est devenue un leitmotiv du discours euro-amĂ©ricain sur la situation en Afrique du Nord. Et pour cause : si elle venait Ă  se concrĂ©tiser, elle dessinerait pour les firmes europĂ©ennes et amĂ©ricaines opĂ©rant au royaume chĂ©rifien l’horizon d’une conquĂȘte peu coĂ»teuse du marchĂ© algĂ©rien. Le constructeur automobile français Renault, qui possĂšde Ă  Tanger une grande usine entrĂ©e en production en fĂ©vrier 2012 (170.000 vĂ©hicules/an en 2013 et 400.000 Ă  moyen terme, dont 90% destinĂ©s Ă  l’exportation), est une de ces firmes qui pourraient tirer profit de la normalisation frontaliĂšre algĂ©ro-marocaine. Il n’est pas peu probable que la libĂ©ralisation des Ă©changes transfrontaliers permette Ă  ce major de l’industrie française de satisfaire, depuis le territoire marocain – et non plus depuis la France ou la Roumanie comme c’est actuellement le cas – une demande automobile algĂ©rienne sans cesse croissante (ses ventes en AlgĂ©rie ont atteint 113.378 vĂ©hicules en 2013). Il n’est pas non plus exclu que ce fĂ»t la perspective d’ouverture de ces frontiĂšres qui, entre autres raisons, l’a convaincu de se contenter, sur le territoire algĂ©rien, d’une minuscule usine qui produira 25.000 vĂ©hicules/an une fois achevĂ©e en 2014 et pas plus de 75.000 vĂ©hicules/an plus tard (soit 1/7Ăšme de la production de sa rivale marocaine Ă  court terme et 1/5Ăšme Ă  moyen terme).

 

L’économie marocaine : des « contraintes gĂ©ostratĂ©giques« 

 

Les autoritĂ©s marocaines reconnaissent que les motivations de leur campagne pour la rĂ©ouverture des frontiĂšres avec l’AlgĂ©rie sont essentiellement Ă©conomiques. En octobre dernier, le ministre marocain du Tourisme, Lahcen Haddad, a soulignĂ© ce que la non-intĂ©gration maghrĂ©bine coĂ»te aux Etats du Maghreb, soit, selon lui, prĂšs de 2% de leur PIB annuellement. Les responsables marocains espĂšrent que la libĂ©ration des mouvements des personnes entre les deux pays (dont bĂ©nĂ©ficierait principalement le secteur des services) puisse ĂȘtre rapidement suivie de la libĂ©ration des mouvements des marchandises et des capitaux, qui ouvrirait aux entreprises marocaines des perspectives plus prometteuses que celles du marchĂ© intĂ©rieur. L’Ă©conomiste marocain Fouad Abdelmoumni a rĂ©sumĂ© ces espoirs dans une interview au magazine Tel Quel (2 juillet 2013) : »GrĂące Ă  la manne pĂ©troliĂšre et gaziĂšre cumulĂ©e ces derniĂšres annĂ©es, le Maghreb n’est pas une urgence pour l’AlgĂ©rie. Ce n’est pas le cas du Maroc. S’il ne sort pas de ses contraintes gĂ©ostratĂ©giques, s’il ne fructifie pas la coopĂ©ration Ă©conomique rĂ©gionale en cette pĂ©riode de crise mondiale, je ne vois pas comment il pourrait s’en sortir. »

Ces « contraintes gĂ©ostratĂ©giques » sont l’exiguĂŻtĂ© du marchĂ© domestique (34 millions d’habitants) et la forte dĂ©pendance des exportations marocaines des fluctuations de la situation financiĂšre dans l’Union europĂ©enne. Elles expliquent le dĂ©sir de certains secteurs capitalistes marocains d’Ă©largir leur champ d’action Ă  un marchĂ© tout proche, de plus de 38 millions d’habitants, le marchĂ© algĂ©rien. Ce dĂ©sir est d’autant plus vif que le revenu moyen algĂ©rien est plus Ă©levĂ© que celui marocain (d’aprĂšs la Banque mondiale, la part mensuelle de l’AlgĂ©rien dans le PIB est de 283 dollars, contre 185 pour le Marocain) et que l’AlgĂ©rie vit actuellement une vĂ©ritable explosion de la consommation intĂ©rieure (triplement des dĂ©penses des mĂ©nages entre 2000 et 2011).

Il est difficile de parler des retombĂ©es positives sur l’Ă©conomie marocaine de la normalisation frontaliĂšre avec l’AlgĂ©rie sans parler du rĂȘve des sociĂ©tĂ©s touristiques marocaines (et Ă©trangĂšres opĂ©rant au Maroc) d’attirer une partie des AlgĂ©riens qui passent leurs vacances en Tunisie (955.000 en 2013). Supposons que les frontiĂšres terrestres entre les deux pays fussent ouvertes et que ces sociĂ©tĂ©s aient rĂ©ussi Ă  persuader 50% de ces vacanciers de visiter le royaume: cela aurait fait augmenter les entrĂ©es touristiques en 2013 (9 millions selon les statistiques prĂ©visionnelles) de 5,3%, ce qui n’aurait pas Ă©tĂ© nĂ©gligeable dans une conjoncture internationale marquĂ©e par une extrĂȘme fragilisation des Ă©conomies touristiques due au changement des habitudes de consommation dans les Etats industriels sous le coup de la crise financiĂšre mondiale.

Sur un autre plan, quand bien mĂȘme il serait vrai que la fermeture des frontiĂšres, comme le martĂšle une partie de la presse marocaine, n’a plus d’incidence sur le dĂ©veloppement des provinces marocaines orientales, on ne peut oublier que beaucoup d’infrastructures dans cette rĂ©gion, qu’elles soient dĂ©jĂ  en exploitation – comme le pĂŽle touristique de SaĂŻdia – ou en cours de rĂ©alisation – comme le pĂŽle touristique de Nador -, tireront de substantiels bĂ©nĂ©fices de la libĂ©ration du mouvements des personnes entre les deux Etats, tout d’ailleurs comme l’autoroute Oujda-FĂšs (320 km), inaugurĂ©e en juillet 2011, une fois qu’elle aura Ă©tĂ© effectivement raccordĂ©e Ă  l’autoroute algĂ©rienne Est-Ouest (1.216 km).

 

Un bénéfice économique partagé est possible

 

Les interrogations portent aujourd’hui moins sur les gains que le capitalisme marocain engrangerait de la rĂ©ouverture des frontiĂšres algĂ©ro-marocaines que sur la nature des craintes transparaissant derriĂšre les conditions posĂ©es par Alger Ă  cette rĂ©ouverture et qu’une « source responsable » a ainsi rĂ©sumĂ©es au quotidien algĂ©rien El Chourouk, fin avril 2013 : une « coopĂ©ration totale » des autoritĂ©s marocaines pour mettre fin au trafic de stupĂ©fiants vers le territoire algĂ©rien, « l’arrĂȘt immĂ©diat des campagnes mĂ©diatiques hostiles Ă  l’AlgĂ©rie » et la « reconnaissance de ce que sa position sur la question du Sahara occidental (le droit Ă  l’autodĂ©termination pour les Sahraouis, NDLR) est irrĂ©versible ».

Certains observateurs algĂ©riens (comme, par exemple, l’ancien ministre de l’Economie, Ghazi Hidouci) assurent que les retombĂ©es nĂ©gatives de la normalisation frontaliĂšre algĂ©ro-marocaine sur l’Ă©conomie algĂ©rienne sont une pure fable : ils en veulent pour preuve le fait que celle-ci ne s’est pas effondrĂ©e Ă  cause de la frontiĂšre avec la Tunisie jamais fermĂ©e depuis 1962. Cette comparaison est- elle pertinente ? La rĂ©ouverture de la frontiĂšre entre les deux pays est perçue par Rabat comme le prĂ©lude nĂ©cessaire Ă  une conquĂȘte commerciale du marchĂ© algĂ©rien et pourquoi pas Ă  un important mouvement d’investissement en AlgĂ©rie (le Maroc est aujourd’hui le deuxiĂšme investisseur africain en Afrique aprĂšs l’Afrique du Sud). L’Ă©conomie tunisienne, elle, n’est pas en mesure de se lancer dans une telle offensive commerciale ou d’injecter des montants considĂ©rables dans d’autres Ă©conomies.

Ce que craint l’AlgĂ©rie dans la rĂ©ouverture de ses frontiĂšres terrestres avec le Maroc n’est pas uniquement l’aggravation de l’exportation illĂ©gale de produits subventionnĂ©s vers son voisin occidental ou la perte d’une carte majeure dans le diffĂ©rend les opposant sur l’avenir du Sahara occidental. Elle craint aussi – et peut-ĂȘtre surtout – qu’une telle dĂ©cision ouvre un bal de pressions conjuguĂ©es, marocaines et europĂ©ennes, pour une libĂ©ralisation totale des Ă©changes algĂ©ro-marocains, Ă  un moment oĂč son Ă©conomie n’est pas hautement compĂ©titive Ă  cause de l’aggravation de sa dĂ©pendance des revenus pĂ©tro-gaziers et de l’incapacitĂ© de son secteur privĂ© Ă  combler le vide laissĂ© par la douloureuse contraction du secteur public dĂšs la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1990.

La question ne s’en pose pas moins: la rĂ©ouverture des frontiĂšres terrestres algĂ©ro-marocaines ne peut-elle pas ĂȘtre envisagĂ©e dans un autre cadre que celui du tout-libĂ©ral, moins focalisĂ© sur le renforcement des liens fraternels entre les AlgĂ©riens et les Marocains que sur l’acquisition de nouvelles parts de marchĂ© pour les homme d’affaires de toute nationalitĂ© ? L’AlgĂ©rie peut encourager une coopĂ©ration qui la serve autant qu’elle servirait le Maroc. Cette coopĂ©ration peut prendre plusieurs formes: une meilleure connexion des rĂ©seaux routiers et ferroviaires marocains et algĂ©riens, la facilitation, sans prĂ©judice pour l’environnement, de l’investissement touristique marocain sur les cĂŽtes algĂ©riennes, la promotion de projets touristiques conjoints, une plus grande participation des sociĂ©tĂ©s algĂ©riennes Ă  l’exploration et l’exploitation pĂ©tro-gaziĂšres au Maroc, etc.

La libĂ©ration des mouvements transfrontaliers des personnes peut s’accompagner, quant Ă  elle, de mesures transitoires visant Ă  empĂȘcher une introduction massive sur le territoire marocain de produits subventionnĂ©s par le TrĂ©sor algĂ©rien (laquelle ne ferait que renforcer la propagande chauvine dĂ©crivant l’unitĂ© maghrĂ©bine comme une aventureuse dilapidation des ressources financiĂšres de l’AlgĂ©rie). De telles mesures protectionnistes pourraient s’avĂ©rer provisoirement nĂ©cessaires bien qu’elles aillent, Ă  l’Ă©vidence, Ă  l’encontre de l’esprit du traitĂ© de Marrakech (17 fĂ©vrier 1989) qui prĂ©conise (article 2) d’Ɠuvrer progressivement Ă  rĂ©aliser la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux » entre les Etats maghrĂ©bins.

L’AlgĂ©rie peut, enfin, faire de la rĂ©ouverture de ses frontiĂšres avec le Maroc un dĂ©fi : elle pourrait lui servir d’excellente motivation pour sortir son Ă©conomie de la mare stagnante de la rente pĂ©tro-gaziĂšre, relancer son industrialisation, amĂ©liorer son secteur tertiaire et dĂ©velopper son agriculture. Outre une dĂ©cision courageuse de sĂ©parer la question frontaliĂšre de la question sahraouie, une telle entreprise nĂ©cessite un grand saut qualitatif de la doctrine Ă©conomique officielle. Ce saut est plus que jamais nĂ©cessaire pour Ă©viter un second contre-choc pĂ©trolier, aussi ravageur que celui de 1985-1986 qui a refermĂ© la parenthĂšse d’une Ă©phĂ©mĂšre prospĂ©ritĂ© ouverte par la nationalisation des hydrocarbures.

 

(*) Ce texte est une version plus courte d’un article publiĂ© dans le numĂ©ro 41 de la revue « Afkar-IdĂ©es » Ă©ditĂ©e par l’Institut europĂ©en de la MĂ©diterranĂ©e (IEMed, Barcelone). Il paraĂźt ici avec son aimable accord.